Récit Yvon Lucas

Récit de l'ascension du Gros Morne du 1er septembre 1980 par le Général Yvon Lucas:

                1ER SEPTEMBRE 1980 : LE DRAPEAU FLOTTE À NOUVEAU SUR LE GROS MORNE.

Récit du Général Yvon Lucas:

                En 1980, Commandant de Gendarmerie, j'avais la responsabilité de l'ensemble des brigades de Gendarmerie de l'Arrondissement de Saint-Pierre. Ayant lu dans le Mémorial de la Réunion le récit par Albert Barbot de la première du Gros Morne le 1er septembre 1939, je prends contact avec le dernier survivant de l'expédition, Roger Defaud. Mon objectif : rééditer cet exploit et planter de nouveau le drapeau sur ce sommet que personne d'autre n'a atteint depuis plus de quarante ans.
                Après des reconnaissances le 7 juillet et le 15 août 1980, les Gendarmes Daniel Feugeas et Daniel Renaud et moi-même, nous quittons Cilaos à 6h30 le 31 août. À 10h30 nous passons le sommet du Piton des Neiges. Les choses sérieuses commencent : le Gros Morne de 1939 se trouve au bout de la crête des Salazes qui forme un arc de cercle du Piton des Neiges au Col de Taïbit. Situé juste avant la dépression du Taïbit, il est donc bien plus éloigné que le sommet marqué "Gros Morne" sur la carte.
                Il n'y a plus d'hésitation sur le choix de l'itinéraire. On connaît les difficultés : ces pierriers instables à dévaler ou grimper, la médiocrité des prises sur ces rochers dangereusement friables qu'il faut escalader, les passages à l'aplomb de vides vertigineux, etc. Ce n'est pas très technique, c'est assez physique, et surtout il ne faut jamais relâcher son attention.
                Nous commençons alors cette extraordinaire traversée, au milieu de blocs de basalte impressionnants, avec des vues à couper le souffle sur les trois cirques et au-delà… Des panoramas grandioses! Je n'en ai jamais vu d'aussi beaux à la Réunion. Parfois l'on chevauche une crête si étroite que l'on peut avoir un pied dans le cirque de Cilaos et l'autre dans le cirque de Salazie ou de Mafate.
                Je me souviens que, lors de la première reconnaissance deux mois plus tôt, je marchais avec en tête une image, cette photo que m'avait montrée Roger Defaud : Barbot, Gruchet, Piat, Defaud, Saül Dijoux, Benoît Hoareau autour de leur drapeau planté sur ce balcon suspendu qui lance ses pointes déchiquetées en surplomb de plusieurs centaines de mètres au dessus des gorges du Bras Rouge. Et puis tout d'un coup une soudaine explosion de joie et d'intense émotion efface instantanément toute trace de fatigue à l'apparition de la vision tant attendue, cet éperon si caractéristique qui se découpe sur le ciel.  C'est sûr, la nature a sculpté cette falaise tout exprès pour servir de décor à l'exploit, à la fois sportif et patriotique, de nos anciens : y faire flotter nos trois couleurs le jour historique où la France entrait dans la deuxième guerre mondiale.
                A 16h30 ce dimanche 31 août, dix heures après avoir quitté Cilaos, nous atteignons le but. Bivouac à quelques mètres d'un petit amas de pierre au milieu duquel subsiste un peu de mortier à la chaux enserrant du bois vermoulu, vestiges de l'installation du drapeau en 1939. Je procède avec émotion à un prélèvement (mortier et bois) que je conserve religieusement comme reliques.
Le lendemain matin, 1er septembre 1980, au lever du jour le drapeau flotte à nouveau sur le Gros Morne comme le 1er septembre 1939. Un hélicoptère nous survole et dépose des journalistes de RFO. Les trois gendarmes,Daniel Feugeas, Daniel Renaud et moi, figés dans un superbe garde à vous à plus de 2950 mètres au dessus de l'Océan Indien nous procédons militairement et respectueusement à la cérémonie réglementaire du salut aux couleurs. 
                Joie, fierté, nostalgie, émotion… Je pense à Albert Barbot, à Saül Dijoux, et aux autres aujourd'hui disparus. J'aurais tant aimé avoir ici et maintenant, à côté de nous, Roger Defaud seul survivant de l'expédition de 1939 : il avait alors en 1939 à peine vingt ans.
A 10h30, on lève le camp. Passage au Piton à 16h00, arrivée à Cilaos à 18h30.


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